FRESSE SUR MOSELLE - SOUVENIRS DE SUZANNE GHYS VVE YVAN HUGUEL
FOREST :: VALLEE DE LA HAUTE MOSELLE, Rupt sur Moselle à Bussang :: "Recueil de témoignages sur le vécu sous la botte Allemande ( 39-45)
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FRESSE SUR MOSELLE - SOUVENIRS DE SUZANNE GHYS VVE YVAN HUGUEL
Quelques mois avant mes quatorze ans, je suis allée travailler à l'usine Ancel, le 16 août, au plain de Fresse, avec Maman. Pendant ces quelques semaines, j'ai travaillé avec elle gratuitement, pour apprendre mon métier. Je n'ai été embauchée que le 02 novembre où j'ai eu mes propres métiers à tisser. On entendait déjà parler de la guerre, les gens s'attendaient à ce qu'elle se déclare tout en espérant que ce soit le plus tard possible, voire pas du tout. Tout le monde était dans la crainte, même moi puisque je me souviens de ce jour où un homme est arrivé dans la salle des métiers, il tendait les bras au ciel en gesticulant et en criant. Avec le bruit des métiers à tisser, j'ai cru qu'il criait « A la guerre, à la guerre », tout compte fait, c'était simplement le jour de la paie, il invitait les ouvriers à aller chercher leur enveloppe. Mon premier salaire restera toujours lié à cette grande frayeur.
A cette époque-là, il n'était pas question pour nous de garder notre paie, elle était donnée aux parents et servait à faire vivre la famille, et cela jusqu'à notre mariage. C'était ainsi dans les ¾ des familles modestes, pour d'autres, les parents donnaient un sou du franc gagné.
Mes parents avaient fait construire en 1937, en 1939, la guerre arrivant, ils n'ont pas osé faire poser l'électricité, craignant le chômage à venir et les difficultés. A cette époque-là, il n'était pas question de faire des emprunts. Les gens faisaient avec l'argent qu'ils avaient. Nous avons donc connu l'éclairage à la lampe à pétrole.
Puis il y a eu la débâcle de l'armée française. J'ai encore le souvenir de tous ces véhicules dans la cour de l'usine. Je me souviens aussi qu'on a récupéré l'huile de vidange dont on se servait pour s'éclairer, à la place du pétrole. Ça fumait tout noir, on noircissait les pièces, on crachait et se mouchait tout noir aussi. Si on repassait, avec un fer à braise et qu'une saleté tombait sur la chemise, tout était à recommencer, du lavage au repassage en passant par le séchage.
L'entrée en guerre devient effective pour nous par le dynamitage du pont de la Moselle au Thillot. Comme nous habitions à la Favée, il nous était guerre possible de ne pas y être sensible. Les hommes avaient été avertis quelques heures avant et avaient fui. Dans les trois maisons de la Favée, où nous habitions, il n'y restait plus qu'un homme, Mr Bechennec. Cet homme avait de la famille chez les Dechambenoit/Collilieux qui habitaient en montant la carrière au Prey, en direction de la chapelle des Vés. Nous sommes tous partis avec cet homme, sommes passés par Chaillon pour aller nous réfugier là-haut chez Désiré Dechambenoit. Seule une grand mère qui avait des difficultés à se déplacer s'est résolue à rester chez elle, à la Favée. Nous avons donc passé notre première nuit, sur ces hauteurs, dans la cave de la ferme. Nous entendions les détonations qui nous saisissaient le corps. Au milieu de la nuit des coups sourds sont frappés à la porte de la cave, c'était Mme Daval et sa fille Solange qui habitaient près du pont du Thillot et qui venaient se réfugier là, elles aussi.
Le lendemain après midi, comme le calme était revenu, par le même chemin, nous avons regagné nos maisons respectives. C'est à ce moment-là que nous avons vu nos premiers Allemands qui annexaient les rues du village.
On nous avait raconté tellement de choses sur les Allemands, que nous n'osions pas les croiser. Nous sommes entrés chez nous en nous enfermant à double tour.
Dans les premiers temps, dès que j'apercevais un Allemand, je m'enfuyais dans la chambre la plus éloignée possible, comme si ça servait à quelque chose. Puis, petit à petit, il a bien fallu se rendre à l'évidence, ces hommes n'étaient pas aussi cruels qu'on nous les avait décrits.
Nous n'avions pas de cave voûtée chez nous, alors papa avait creusé une petite cavité dans la roche, où nous nous réfugions quand ça s'avérait nécessaire, nous prenions place sur un lit de fougères posées à même le sol.
Pendant la guerre, j'étais active au sein de la J.O.C (Jeunesse Ouvrière Chrétienne - Ndr). Nous avions demandé au directeur de l'usine du plain de Fresse (Où se trouve le supermarché NETTO maintenant - Ndr), s'il pouvait nous prêter son voiturier, sa charrette et son cheval. Notre but était d'aller récolter des légumes en Haute Saône afin d'approvisionner les femmes et familles de prisonniers ainsi que les personnes âgées. C'est à la JOC que j'ai pris mes premières responsabilités à l'âge de quatorze ou quinze ans. C'est là que j'ai rédigé mon premier mandat, c'est là où j'ai dû donner mon premier coup de téléphone, un téléphone à manivelle.
Nous sommes allées demander l'autorisation à la Gendarmerie du Thillot pour faire cet aller et retour. Les gendarmes nous ont dit qu'ils fermeraient les yeux mais qu'il nous fallait être très prudentes.
Avec Marie Louise Dieudonné et le voiturier, nous nous sommes donc rendus à « La Saulotte » entre Beulotte St Laurent et Esmoulières. Nous avons récupéré tout un chargement de légumes auprès des quelques maisons qui composaient ce quartier.
A notre retour, Mr le Curé n'en revenait pas, du fait que nous avions pris tant de risques pour subvenir à notre population. Il est allé acheter une bascule (appareil de pesage pour les marchandises - Ndr), chez Valdenaire, le marchand de cycles de Fresse. Nous avons pesé chaque tas de légumes et avons réparti cette marchandise en volume identique au prorata du nombre de nécessiteux.
Ensuite au sein de la J.O.C, nous nous sommes répartis sur les différents secteurs de Fresse et avons apporté ces colis à qui ils étaient destinés. Pour ma part, j'y allais le soir après mon travail à l'usine.
Avec mes réunions qui se déroulaient le soir après le travail, combien de fois il m'est arrivé de revenir à la maison alors que le couvre-feu était passé depuis bien longtemps. On jouait à cache-cache avec les lumières calfeutrées des vélos des Allemands. Heureusement que ces fois-là, ils n'étaient pas accompagnés de leur chien. J'étais jeune, je ne réalisais pas les risques que je prenais, c'est maman qui se faisait du souci pour moi.
Lors d'un Noël, nous avons réitéré l'expérience des aides aux nécessiteux avec les filles de la J.AC (Jeunesse Agricole Chrétienne - Ndr), qui nous avaient offert diverses denrées alimentaires : des œufs, du lait, des fruits en sirop, avec les tickets d'alimentation nous nous sommes procurés un peu de farine et divers autres ingrédients. Avec tout cela nous avons fait des petites tartelettes que nous avons distribuées au sein de la population âgée. Une dame, aisée, en est même tombée sur les fesses (au sens propre du terme) de voir que nous avions pensé aussi à elle. Il y avait énormément de générosité et de solidarité à cette époque-là, et heureusement pour nous. Aujourd'hui, ce n'est plus pareil.
Je me souviens d'un jour où une personne m'avait donné un petit morceau de lard. Comme je connaissais deux vieilles demoiselles qui avaient quelques difficultés à se déplacer, je suis allée leur porter la moitié de mon lard. Avant de rentrer chez moi, je suis passée faire quelques courses à l'épicerie. Me trouvant seule dans le magasin l'épicière en a profité pour me donner un morceau de beurre en plus de mes emplettes. J'étais donc remerciée d'avoir été généreuse précédemment.
Parfois, après le travail à l'usine, je me rendais à pied chez ma marraine à Ventron pour lui emprunter son vélo. Avec celui-ci j'allais chercher des pommes de terre en Haute Saône, le lendemain. Nous partions à plusieurs et nous dispersions en Haute Saône dans les différentes fermes pour faire notre quête. Une fois je me souviens avoir aidé une femme de prisonnier qui a pris place sur mon porte-bagages et ce afin qu'elle ne se mouille pas les pieds dans le tunnel du Tacot au Thillot. Elle n'avait même plus de chaussures adéquates pour faire ce trajet. Quelquefois, mon chargement était si lourd que je marchais à côté de la bicyclette. Après cette expédition je devais retourner à Ventron pour rendre le vélo puis revenir à pied à Fresse.
Je me souviens aussi de l'entraide qui existaient entre ouvriers et agriculteurs, les premiers aidant les seconds dans les champs et qui se voyaient remerciés par un repas. C'était toujours ça qui permettait de ne pas toucher aux tickets d'alimentation.
Aux privations s'ajoutait le manque de certains aliments essentiels pour certaines catégories de personnes. Moi-même, ma fragilité et mes problèmes de santé ont été aggravés par la malnutrition, ce qui fait que j'ai du être opérée du dos à l'âge de vingt ans et porter un corset à vie. Je me souviens que nous avons même du être obligés de faire tuer notre chèvre pour avoir un peu de viande. C'est un voisin qui l'a tuée et l'a fumée dans son saloir.
Lors de l'occupation, la détention des postes de radio a été interdite par l'occupant. Nous avons eu ordre d'aller déposer nos postes TSF à la Mairie. Papa n'a pas voulu, nous avons enterré notre radio dans le jardin. Bien qu'elle fût enveloppée d'une couverture, elle n'était plus utilisable lorsque nous l'avons sortie de son trou.
Les gens qui fumaient ont durement souffert du manque de tabac. Papa nous faisait une vie impossible avec ses cigarettes, enfin lorsqu'il n'en avait plus. Plusieurs fois j'ai du courir chez des voisins pour ne leur demander qu'une demi-cigarette. Papa aurait fumé n'importe quoi.
Je garde aussi ce souvenir alors que j'avais 17 ou 18 ans. J'avais vu une très belle laine à la vitrine de la coopérative agricole du Thillot. J'avais rêvé de me tricoter un gilet mais faute d'argent, j'étais réduite à admirer et désirer cette laine, et ce durant plusieurs semaines, jusqu'au jour où ... . Maman m'avait envoyée faire des courses, j'en ai profité pour acheter cette laine avec l'argent qui restait dans le porte-monnaie. Je peux vous dire que je ne faisais pas la fière en revenant à la maison. Je n'ai pas eu de compliment, bien sûr mais pour une fois, j'ai « regimbé » (Traduction : rétorqué – Ndr).
J'ai osé dire à maman: « Ca fait plusieurs années que je travaille, vous avez mon salaire, je n'ai jamais d'argent de poche, comme certaines de mes copines. Je sais que vous ne pouvez peut-être pas nous en donner, mais plus tard, quand vous pourrez le faire, vous retiendrez le prix de cette laine sur ce que vous pensez me donner ». Voici comment j'ai pu avoir mon tricot que j'avais tant désiré. Vous noterez que cet argent a été utilisé pour me faire un tricot, pas pour aller au bal.
Ensuite arrivera la débâcle de la population civile, vers la zone libre. Tout ce que vous avez pu voir à la télévision lors de la guerre des Balkans, l'exode de tous ces gens sur les routes du Kosovo, les bombardements, les tueries de groupe, les familles séparées, les enfants arrachés à leur maman, les obus, les destructions, les restrictions alimentaires, vestimentaires, toutes ces frayeurs, ces larmes ces regards vides, la crainte du lendemain, ce long tunnel dont on n'en voit pas la fin, la hargne de l'envahisseur, la hargne contre l'envahisseur. Tout cela, nous l'avons vécu, ici, en France.
Combien de gens sont encore marqués dans leur chair et cela pour le reste de leur vie, comme moi avec mon corset orthopédique consécutif à la malnutrition et à la sous alimentation au moment de ma croissance.
Le 11 novembre 1944, le Thillot a donc été évacué. Seules quelques personnes n'ont pas voulu partir. Mon frère est parti à ce moment là, habillé avec mes vêtements, robe, capuchon tricoté sur la tête, pèlerine, il avait 15 ans ½ . C'était ça ou être déporté. Ce jour-là, j'avais fait de la farine avec du seigle, dans un moulin à café. Pour avoir un peu plus à manger je laissais le son avec la farine pour faire du volume et en ajoutant un peu d'eau on obtenait une pâte que je faisais cuire dans un moule à cake. C'était toujours mieux que rien. J'ai donné un des deux pains à Dédé, mon frère, l'autre fut pour moi et maman. Par chance l'exode de Dédé s'est bien déroulé, après avoir passé des lignes au Ménil, il a été accueilli par les soldats français à Saulxures et a été dirigé chez des petits cousins qui habitaient à la Longine en Haute Saône.
Nos montagnes, la proximité de l'Alsace et de l'Allemagne ont malheureusement contribué à ce que nous soyons libérés dans les derniers. Songez que deux mois se sont écoulés entre les libérations de Rupt sur Moselle et du Thillot, ces villes n'étant distantes que d'une quinzaine de kilomètres.
Je me souviens enfin de la libération. C'était le dimanche 26 novembre, je me trouvais à la messe, je faisais partie de la chorale. Nous nous trouvions devant l'orgue et tout à coup, cinq minutes environ avant la fin de l'office, nous avons vu les bancs du fond de l'église se vider tandis que les gens sortaient de l'église.
Consciencieusement, nous continuions à répéter lorsqu'une jeune fille est venue nous voir à l'orgue et nous a dit « On est libéré, on est libéré, les soldats sont là! ». Nous sommes descendues de la tribune et dehors nous avons effectivement vu qu'il y avait des soldats partout.
C'était magnifique. Tout le monde parlait, on s'embrassait, on riait on ne croyait pas ce qu'on voyait. Notre joie était presque douloureuse tellement elle était forte. Enfin ils étaient là! Nous n'avions aucune envie de quitter la place de l'église, les soldats non plus.
Je me souviens que rentrant chez moi, je parlais toute seule, je manifestais ma joie sans prêter attention à ce que je faisais, j'étais heureuse d'annoncer ça à maman.
Arrivée à la maison, je suis allée chercher un drapeau tricolore que j'avais cousu avec trois bouts de tissu sur un bâton. Je suis allée le fixer à la plus haute fenêtre du grenier.
Toute l'après-midi, des régiments de Tabors sont passés par La Favée et sont montés vers St Maurice.
La nuit suivante nous avons été surpris par de nouveaux tirs, nous rappelant que la guerre n'était pas tout à fait terminée. La peur et l'angoisse nous ont envahis à nouveau, j'ai repensé à mon drapeau qui devenait maintenant compromettant pour nous. Dès le lendemain matin je suis allée l'enlever avant d'aller aux nouvelles, pensant que les Allemands étaient revenus. Je suis arrivée près de l'usine Duchêne à la Hardoye où j'ai constaté qu'on y distribuait une soupe populaire et du bon pain blanc.
Nous nous étions inquiétés pour rien alors je suis revenue à la maison et suis allée remettre mon drapeau bien en évidence. Tout compte fait, nous avons su par la suite que les détonations que nous avions entendues la nuit précédente avaient été produites par des mines que les soldats français avaient fait éclater au fur et à mesure de leur avance pour en protéger la population.
Nos libérateurs ont trouvé sur un motard allemand qui avait été tué, un ordre de mission qui ordonnait la déportation immédiate de tous les hommes qui restaient dans le secteur entre Le Thillot et Bussang.
On voit par là ce qui se serait passé si l'arrivée des alliés avait été retardée, ne serait-ce que d'un seul jour.
Ce 26 novembre 1944 restera gravé à jamais dans nos têtes et dans nos cœurs.
Les habitants regagnèrent leurs foyers, mais avec les aléas de la guerre, tous n'étaient pas à la même enseigne. Souvent certaines maisons qui avaient eu l'inconvénient de s'être trouvées un jour ou l'autre en première ligne avaient été transformées en poste de secours ou avaient servi de cible aux canons pour y déloger l'ennemi. Mais quelle que soit la nationalité du canon, le résultat est le même.
Combien de gens ont retrouvé leur maison éventrée ou ont dû en extraire des corps ou des membres seulement. Quelle horreur! Avouez que personne n'est préparé à vivre ça.
Et puis arriva l'hiver avec ses désagréments, la pauvreté générale engendrant des problèmes sanitaires, des cas de galle et d'autres saleté de ce genre firent leur apparition.
Je me souviens être allée chez mes parrain-marraine, Paul et Blanche Beluche qui habitaient au Daval de Ventron pour leur venir en aide. Il n'y avait plus de moyens de désinfection, plus de médicaments, le corps de parrain Paul n'était plus qu'une plaie suintante, il n'était pas question d'aller à l'hôpital. Je suis allée un certain temps chez lui pour le soigner alors que maman me remplaçait à l'usine (à l'époque, c'était possible).
Nous n'avions plus de vêtement non plus, tout avait été pillé, et pas seulement pas les Allemands. Il y a toujours des profiteurs dans ces moments-là.
Heureusement qu'on trouvait un peu partout des couvertures militaires avec lesquelles on s'empressait de faire des pantalons et des pèlerines, les tickets de textile ne suffisant pas. Imaginez l'hygiène avec ces couvertures qui avaient traîné partout et ramassé toutes sortes de cochonneries.
Il n'était pas question de machine à laver bien sûr, mais la liberté revenue et le lot commun faisaient qu'on ne pensait pas à nos conditions de vie. Nous étions si heureux d'avoir seulement chaud.
Aujourd'hui encore il me reste quelques habitudes apprises durant cette guerre. Par exemple, je ne supporte pas de voir gaspiller le pain. Le pain c'est sacré.
Vous comprendrez, après tout ça, qu'aujourd'hui on ait le droit de se sentir heureux dans ce beau pays de France, malgré toutes les imperfections de la vie quotidienne et tout ce qui peut nous conduire à râler.
Alors il ne faut pas se laisser aller, ni baisser les bras, il faut continuer à lutter pour que la vie s'améliore, pour qu'il y ait plus de justice et de paix, car celle-ci n'est jamais acquise.
Tout ce que nous avons vécu ne doit pas être perdu afin que ça serve aux générations futures.
A cette époque-là, il n'était pas question pour nous de garder notre paie, elle était donnée aux parents et servait à faire vivre la famille, et cela jusqu'à notre mariage. C'était ainsi dans les ¾ des familles modestes, pour d'autres, les parents donnaient un sou du franc gagné.
Mes parents avaient fait construire en 1937, en 1939, la guerre arrivant, ils n'ont pas osé faire poser l'électricité, craignant le chômage à venir et les difficultés. A cette époque-là, il n'était pas question de faire des emprunts. Les gens faisaient avec l'argent qu'ils avaient. Nous avons donc connu l'éclairage à la lampe à pétrole.
Puis il y a eu la débâcle de l'armée française. J'ai encore le souvenir de tous ces véhicules dans la cour de l'usine. Je me souviens aussi qu'on a récupéré l'huile de vidange dont on se servait pour s'éclairer, à la place du pétrole. Ça fumait tout noir, on noircissait les pièces, on crachait et se mouchait tout noir aussi. Si on repassait, avec un fer à braise et qu'une saleté tombait sur la chemise, tout était à recommencer, du lavage au repassage en passant par le séchage.
L'entrée en guerre devient effective pour nous par le dynamitage du pont de la Moselle au Thillot. Comme nous habitions à la Favée, il nous était guerre possible de ne pas y être sensible. Les hommes avaient été avertis quelques heures avant et avaient fui. Dans les trois maisons de la Favée, où nous habitions, il n'y restait plus qu'un homme, Mr Bechennec. Cet homme avait de la famille chez les Dechambenoit/Collilieux qui habitaient en montant la carrière au Prey, en direction de la chapelle des Vés. Nous sommes tous partis avec cet homme, sommes passés par Chaillon pour aller nous réfugier là-haut chez Désiré Dechambenoit. Seule une grand mère qui avait des difficultés à se déplacer s'est résolue à rester chez elle, à la Favée. Nous avons donc passé notre première nuit, sur ces hauteurs, dans la cave de la ferme. Nous entendions les détonations qui nous saisissaient le corps. Au milieu de la nuit des coups sourds sont frappés à la porte de la cave, c'était Mme Daval et sa fille Solange qui habitaient près du pont du Thillot et qui venaient se réfugier là, elles aussi.
Le lendemain après midi, comme le calme était revenu, par le même chemin, nous avons regagné nos maisons respectives. C'est à ce moment-là que nous avons vu nos premiers Allemands qui annexaient les rues du village.
On nous avait raconté tellement de choses sur les Allemands, que nous n'osions pas les croiser. Nous sommes entrés chez nous en nous enfermant à double tour.
Dans les premiers temps, dès que j'apercevais un Allemand, je m'enfuyais dans la chambre la plus éloignée possible, comme si ça servait à quelque chose. Puis, petit à petit, il a bien fallu se rendre à l'évidence, ces hommes n'étaient pas aussi cruels qu'on nous les avait décrits.
Nous n'avions pas de cave voûtée chez nous, alors papa avait creusé une petite cavité dans la roche, où nous nous réfugions quand ça s'avérait nécessaire, nous prenions place sur un lit de fougères posées à même le sol.
Pendant la guerre, j'étais active au sein de la J.O.C (Jeunesse Ouvrière Chrétienne - Ndr). Nous avions demandé au directeur de l'usine du plain de Fresse (Où se trouve le supermarché NETTO maintenant - Ndr), s'il pouvait nous prêter son voiturier, sa charrette et son cheval. Notre but était d'aller récolter des légumes en Haute Saône afin d'approvisionner les femmes et familles de prisonniers ainsi que les personnes âgées. C'est à la JOC que j'ai pris mes premières responsabilités à l'âge de quatorze ou quinze ans. C'est là que j'ai rédigé mon premier mandat, c'est là où j'ai dû donner mon premier coup de téléphone, un téléphone à manivelle.
Nous sommes allées demander l'autorisation à la Gendarmerie du Thillot pour faire cet aller et retour. Les gendarmes nous ont dit qu'ils fermeraient les yeux mais qu'il nous fallait être très prudentes.
Avec Marie Louise Dieudonné et le voiturier, nous nous sommes donc rendus à « La Saulotte » entre Beulotte St Laurent et Esmoulières. Nous avons récupéré tout un chargement de légumes auprès des quelques maisons qui composaient ce quartier.
A notre retour, Mr le Curé n'en revenait pas, du fait que nous avions pris tant de risques pour subvenir à notre population. Il est allé acheter une bascule (appareil de pesage pour les marchandises - Ndr), chez Valdenaire, le marchand de cycles de Fresse. Nous avons pesé chaque tas de légumes et avons réparti cette marchandise en volume identique au prorata du nombre de nécessiteux.
Ensuite au sein de la J.O.C, nous nous sommes répartis sur les différents secteurs de Fresse et avons apporté ces colis à qui ils étaient destinés. Pour ma part, j'y allais le soir après mon travail à l'usine.
Avec mes réunions qui se déroulaient le soir après le travail, combien de fois il m'est arrivé de revenir à la maison alors que le couvre-feu était passé depuis bien longtemps. On jouait à cache-cache avec les lumières calfeutrées des vélos des Allemands. Heureusement que ces fois-là, ils n'étaient pas accompagnés de leur chien. J'étais jeune, je ne réalisais pas les risques que je prenais, c'est maman qui se faisait du souci pour moi.
Lors d'un Noël, nous avons réitéré l'expérience des aides aux nécessiteux avec les filles de la J.AC (Jeunesse Agricole Chrétienne - Ndr), qui nous avaient offert diverses denrées alimentaires : des œufs, du lait, des fruits en sirop, avec les tickets d'alimentation nous nous sommes procurés un peu de farine et divers autres ingrédients. Avec tout cela nous avons fait des petites tartelettes que nous avons distribuées au sein de la population âgée. Une dame, aisée, en est même tombée sur les fesses (au sens propre du terme) de voir que nous avions pensé aussi à elle. Il y avait énormément de générosité et de solidarité à cette époque-là, et heureusement pour nous. Aujourd'hui, ce n'est plus pareil.
Je me souviens d'un jour où une personne m'avait donné un petit morceau de lard. Comme je connaissais deux vieilles demoiselles qui avaient quelques difficultés à se déplacer, je suis allée leur porter la moitié de mon lard. Avant de rentrer chez moi, je suis passée faire quelques courses à l'épicerie. Me trouvant seule dans le magasin l'épicière en a profité pour me donner un morceau de beurre en plus de mes emplettes. J'étais donc remerciée d'avoir été généreuse précédemment.
Parfois, après le travail à l'usine, je me rendais à pied chez ma marraine à Ventron pour lui emprunter son vélo. Avec celui-ci j'allais chercher des pommes de terre en Haute Saône, le lendemain. Nous partions à plusieurs et nous dispersions en Haute Saône dans les différentes fermes pour faire notre quête. Une fois je me souviens avoir aidé une femme de prisonnier qui a pris place sur mon porte-bagages et ce afin qu'elle ne se mouille pas les pieds dans le tunnel du Tacot au Thillot. Elle n'avait même plus de chaussures adéquates pour faire ce trajet. Quelquefois, mon chargement était si lourd que je marchais à côté de la bicyclette. Après cette expédition je devais retourner à Ventron pour rendre le vélo puis revenir à pied à Fresse.
Je me souviens aussi de l'entraide qui existaient entre ouvriers et agriculteurs, les premiers aidant les seconds dans les champs et qui se voyaient remerciés par un repas. C'était toujours ça qui permettait de ne pas toucher aux tickets d'alimentation.
Aux privations s'ajoutait le manque de certains aliments essentiels pour certaines catégories de personnes. Moi-même, ma fragilité et mes problèmes de santé ont été aggravés par la malnutrition, ce qui fait que j'ai du être opérée du dos à l'âge de vingt ans et porter un corset à vie. Je me souviens que nous avons même du être obligés de faire tuer notre chèvre pour avoir un peu de viande. C'est un voisin qui l'a tuée et l'a fumée dans son saloir.
Lors de l'occupation, la détention des postes de radio a été interdite par l'occupant. Nous avons eu ordre d'aller déposer nos postes TSF à la Mairie. Papa n'a pas voulu, nous avons enterré notre radio dans le jardin. Bien qu'elle fût enveloppée d'une couverture, elle n'était plus utilisable lorsque nous l'avons sortie de son trou.
Les gens qui fumaient ont durement souffert du manque de tabac. Papa nous faisait une vie impossible avec ses cigarettes, enfin lorsqu'il n'en avait plus. Plusieurs fois j'ai du courir chez des voisins pour ne leur demander qu'une demi-cigarette. Papa aurait fumé n'importe quoi.
Je garde aussi ce souvenir alors que j'avais 17 ou 18 ans. J'avais vu une très belle laine à la vitrine de la coopérative agricole du Thillot. J'avais rêvé de me tricoter un gilet mais faute d'argent, j'étais réduite à admirer et désirer cette laine, et ce durant plusieurs semaines, jusqu'au jour où ... . Maman m'avait envoyée faire des courses, j'en ai profité pour acheter cette laine avec l'argent qui restait dans le porte-monnaie. Je peux vous dire que je ne faisais pas la fière en revenant à la maison. Je n'ai pas eu de compliment, bien sûr mais pour une fois, j'ai « regimbé » (Traduction : rétorqué – Ndr).
J'ai osé dire à maman: « Ca fait plusieurs années que je travaille, vous avez mon salaire, je n'ai jamais d'argent de poche, comme certaines de mes copines. Je sais que vous ne pouvez peut-être pas nous en donner, mais plus tard, quand vous pourrez le faire, vous retiendrez le prix de cette laine sur ce que vous pensez me donner ». Voici comment j'ai pu avoir mon tricot que j'avais tant désiré. Vous noterez que cet argent a été utilisé pour me faire un tricot, pas pour aller au bal.
Ensuite arrivera la débâcle de la population civile, vers la zone libre. Tout ce que vous avez pu voir à la télévision lors de la guerre des Balkans, l'exode de tous ces gens sur les routes du Kosovo, les bombardements, les tueries de groupe, les familles séparées, les enfants arrachés à leur maman, les obus, les destructions, les restrictions alimentaires, vestimentaires, toutes ces frayeurs, ces larmes ces regards vides, la crainte du lendemain, ce long tunnel dont on n'en voit pas la fin, la hargne de l'envahisseur, la hargne contre l'envahisseur. Tout cela, nous l'avons vécu, ici, en France.
Combien de gens sont encore marqués dans leur chair et cela pour le reste de leur vie, comme moi avec mon corset orthopédique consécutif à la malnutrition et à la sous alimentation au moment de ma croissance.
Le 11 novembre 1944, le Thillot a donc été évacué. Seules quelques personnes n'ont pas voulu partir. Mon frère est parti à ce moment là, habillé avec mes vêtements, robe, capuchon tricoté sur la tête, pèlerine, il avait 15 ans ½ . C'était ça ou être déporté. Ce jour-là, j'avais fait de la farine avec du seigle, dans un moulin à café. Pour avoir un peu plus à manger je laissais le son avec la farine pour faire du volume et en ajoutant un peu d'eau on obtenait une pâte que je faisais cuire dans un moule à cake. C'était toujours mieux que rien. J'ai donné un des deux pains à Dédé, mon frère, l'autre fut pour moi et maman. Par chance l'exode de Dédé s'est bien déroulé, après avoir passé des lignes au Ménil, il a été accueilli par les soldats français à Saulxures et a été dirigé chez des petits cousins qui habitaient à la Longine en Haute Saône.
Nos montagnes, la proximité de l'Alsace et de l'Allemagne ont malheureusement contribué à ce que nous soyons libérés dans les derniers. Songez que deux mois se sont écoulés entre les libérations de Rupt sur Moselle et du Thillot, ces villes n'étant distantes que d'une quinzaine de kilomètres.
Je me souviens enfin de la libération. C'était le dimanche 26 novembre, je me trouvais à la messe, je faisais partie de la chorale. Nous nous trouvions devant l'orgue et tout à coup, cinq minutes environ avant la fin de l'office, nous avons vu les bancs du fond de l'église se vider tandis que les gens sortaient de l'église.
Consciencieusement, nous continuions à répéter lorsqu'une jeune fille est venue nous voir à l'orgue et nous a dit « On est libéré, on est libéré, les soldats sont là! ». Nous sommes descendues de la tribune et dehors nous avons effectivement vu qu'il y avait des soldats partout.
C'était magnifique. Tout le monde parlait, on s'embrassait, on riait on ne croyait pas ce qu'on voyait. Notre joie était presque douloureuse tellement elle était forte. Enfin ils étaient là! Nous n'avions aucune envie de quitter la place de l'église, les soldats non plus.
Je me souviens que rentrant chez moi, je parlais toute seule, je manifestais ma joie sans prêter attention à ce que je faisais, j'étais heureuse d'annoncer ça à maman.
Arrivée à la maison, je suis allée chercher un drapeau tricolore que j'avais cousu avec trois bouts de tissu sur un bâton. Je suis allée le fixer à la plus haute fenêtre du grenier.
Toute l'après-midi, des régiments de Tabors sont passés par La Favée et sont montés vers St Maurice.
La nuit suivante nous avons été surpris par de nouveaux tirs, nous rappelant que la guerre n'était pas tout à fait terminée. La peur et l'angoisse nous ont envahis à nouveau, j'ai repensé à mon drapeau qui devenait maintenant compromettant pour nous. Dès le lendemain matin je suis allée l'enlever avant d'aller aux nouvelles, pensant que les Allemands étaient revenus. Je suis arrivée près de l'usine Duchêne à la Hardoye où j'ai constaté qu'on y distribuait une soupe populaire et du bon pain blanc.
Nous nous étions inquiétés pour rien alors je suis revenue à la maison et suis allée remettre mon drapeau bien en évidence. Tout compte fait, nous avons su par la suite que les détonations que nous avions entendues la nuit précédente avaient été produites par des mines que les soldats français avaient fait éclater au fur et à mesure de leur avance pour en protéger la population.
Nos libérateurs ont trouvé sur un motard allemand qui avait été tué, un ordre de mission qui ordonnait la déportation immédiate de tous les hommes qui restaient dans le secteur entre Le Thillot et Bussang.
On voit par là ce qui se serait passé si l'arrivée des alliés avait été retardée, ne serait-ce que d'un seul jour.
Ce 26 novembre 1944 restera gravé à jamais dans nos têtes et dans nos cœurs.
Les habitants regagnèrent leurs foyers, mais avec les aléas de la guerre, tous n'étaient pas à la même enseigne. Souvent certaines maisons qui avaient eu l'inconvénient de s'être trouvées un jour ou l'autre en première ligne avaient été transformées en poste de secours ou avaient servi de cible aux canons pour y déloger l'ennemi. Mais quelle que soit la nationalité du canon, le résultat est le même.
Combien de gens ont retrouvé leur maison éventrée ou ont dû en extraire des corps ou des membres seulement. Quelle horreur! Avouez que personne n'est préparé à vivre ça.
Et puis arriva l'hiver avec ses désagréments, la pauvreté générale engendrant des problèmes sanitaires, des cas de galle et d'autres saleté de ce genre firent leur apparition.
Je me souviens être allée chez mes parrain-marraine, Paul et Blanche Beluche qui habitaient au Daval de Ventron pour leur venir en aide. Il n'y avait plus de moyens de désinfection, plus de médicaments, le corps de parrain Paul n'était plus qu'une plaie suintante, il n'était pas question d'aller à l'hôpital. Je suis allée un certain temps chez lui pour le soigner alors que maman me remplaçait à l'usine (à l'époque, c'était possible).
Nous n'avions plus de vêtement non plus, tout avait été pillé, et pas seulement pas les Allemands. Il y a toujours des profiteurs dans ces moments-là.
Heureusement qu'on trouvait un peu partout des couvertures militaires avec lesquelles on s'empressait de faire des pantalons et des pèlerines, les tickets de textile ne suffisant pas. Imaginez l'hygiène avec ces couvertures qui avaient traîné partout et ramassé toutes sortes de cochonneries.
Il n'était pas question de machine à laver bien sûr, mais la liberté revenue et le lot commun faisaient qu'on ne pensait pas à nos conditions de vie. Nous étions si heureux d'avoir seulement chaud.
Aujourd'hui encore il me reste quelques habitudes apprises durant cette guerre. Par exemple, je ne supporte pas de voir gaspiller le pain. Le pain c'est sacré.
Vous comprendrez, après tout ça, qu'aujourd'hui on ait le droit de se sentir heureux dans ce beau pays de France, malgré toutes les imperfections de la vie quotidienne et tout ce qui peut nous conduire à râler.
Alors il ne faut pas se laisser aller, ni baisser les bras, il faut continuer à lutter pour que la vie s'améliore, pour qu'il y ait plus de justice et de paix, car celle-ci n'est jamais acquise.
Tout ce que nous avons vécu ne doit pas être perdu afin que ça serve aux générations futures.
yves philippe- MODERATEUR
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